MYRIAM BOCCARA / Isabelle Châtelet (2003)


Silence et matité

« La première vue est pour les aveugles », proclame un graffiti sur un balcon de Lisbonne, que relève José Cardoso Pires pour le reprendre, non sans nuance, à son actif en décrivant la ville. La formule s’applique aussi bien à un panorama qu’à une œuvre picturale, mais plus encore aux paysages, aux arbres, aux routes et même aux passants de Myriam Boccara. Non que le premier regard glisse ou passe : l’effet est de saisissement - étonnement ou heureuse surprise -, face au chavirement imminent de la maison ou du bosquet en haut d’un roc, face au vertige de la route qui fuit, aux arbres menacés, en périlleux équilibre, ou placés sous un nuage qui plonge à la verticale, ou encore devant le dos tourné, massif, d’un homme en pardessus. Mais à se satisfaire de cette attention flottante ou rapide, qui ne retient que le piquant de l’image ou de son motif, voire le plan coupé ou le grand angle de la prise de vue, on manquerait le velouté du pigment, étalé, nourri, recouvert, épaissi et comme modelé, dans lequel l’œil progressivement se dissout, absorbé par la profondeur jusqu’à en oublier le référent. La densité, ici comme séculaire, du pastel, palimpseste sans rature ni effacement, de même que la rareté des objets - fond, roc et arbre ; mer, île et ciel ; route, arbres et champ - conduisent le regard au-delà ou en deçà du tableau. Ils le mènent dans un ailleurs où la rêverie méditative qui s’ensuit questionne la représentation : oui, c’est un arbre, une route, un champ, mais n’est-ce pas plutôt et en même temps une étoffe, une pierre polie, une eau trouble, une consistance devenue abstraite à force de dérober ce qu’elle désigne ? Alors, surpris d’être ainsi happé dans l’aplat de la masse du feuillage sans branchages, le moiré de l’émeraude d’une mer sans vague, le tissu de l’écorce sans nœud, l’œil se retire, interrompant sa pénétration dans le matériau, contrecarrée par le saisissement premier qui le ramène à la surface. Il se réassure là grâce à la forte architecture de la composition, pourtant vide de présence humaine, même lorsque se reconnaît une silhouette. La fenêtre du tableau réapparaît, imposant par sa découpe la présence brute du sujet, bois, eau, minéral ou personnage, dans un silence opaque. Toutes perceptions contradictoires et en tension qui assurent aux pastels de Myriam Boccara une attention et un regard soutenus, inépuisables et, pourtant, apaisants.


© Isabelle Châtelet (février 2003)