OLIVIER CHARPENTIER / Le Bestiaire d’Apollinaire / préface de Isabelle Châtelet (2006)


« La peinture est un langage lumineux »

La genèse du Bestiaire, le premier livre de vers d’Apollinaire, remonte bien avant sa publication en 1911, nous apprennent les érudits lecteurs du poète. Il l’avait d’abord annoncé comme un « divertissement » dans une revue qui en offrait des fragments, rassemblés alors sous un autre titre. Ses poèmes devaient s’accompagner d’« images au trait, gravées sur bois », qu’il espérait peut-être encore de la main de Picasso. Il l’avait vu en effet dans son atelier graver des animaux d’où serait né le projet, qui n’aboutit pas, tout au moins pas avec lui. On peut supposer, de là, que le dessin précéda les vers ou leur ouvrit la voie. En tout cas, œuvre picturale et œuvre poétique finirent par être indissolublement liées, à telle enseigne que dans les Notes à l’édition définitive, sous-titrée désormais Cortège d’Orphée, Apollinaire ajouta au troisième vers du premier poème ce commentaire : « Cette voix de la lumière, n’est-ce pas le dessin, c’est-à-dire la ligne ? Et quand la lumière s’exprime pleinement tout se colore. La peinture est proprement un langage lumineux. » Olivier Charpentier a succombé au charme d’Orphée-Apollinaire. Il a suivi son cortège et écouté sa musique dont le pouvoir enchanteur l’a détourné des « mortelles chansons » des Sirènes, « dangereuses et inhumaines ». Ce n’était cependant pas pour épouser les préférences picturales du poète qui se fit critique d’art enthousiaste et prolixe, promut le cubisme et insista même en 1913 pour baptiser orphisme, encore, la tendance « lumineuse et anti-académique » à l’œuvre dans la peinture d’un Robert Delaunay. Presque un siècle après, il ne s’agissait pas non plus de rivaliser avec les bois gravés de Raoul Dufy avec qui Apollinaire avait fini, peut-être à contrecœur si l’on en croit ce qu’il en écrit plus tard à Picasso, par publier le volume, en l’augmentant tout de même de plusieurs animaux. Si le poète avait sans doute été inspiré par les œuvres de son ami (comme il le fut souvent, ensuite, par celles d’autres peintres), Olivier Charpentier, à l’inverse, semble avoir été saisi et intrigué par la forme enlevée de ces trente courtes pièces. Leur brièveté, leur concision, leur simplicité trouvent comme un écho dans la vivacité de la touche, la sûreté du geste, l’allusion du trait : déchéance du lion dans sa crinière, courbure parfaite de l’ibis, lenteur et longueur du cheminement des dromadaires dans le flou de leurs silhouettes. De même, à la régularité homogène des poèmes répond la constance du contour de la pierre donnant aux dessins leur cadre et leur empreinte. L’économie, aussi, des tons, qui se répètent, dans une même gamme. Ce n’est cependant pas la série, ni la scansion interne donnée par les quatre apparitions d’Orphée dans le Bestiaire, ni non plus les unités formées par les groupes des animaux aquatiques, des insectes, des oiseaux, etc., qui imposent leur rythme aux décisions du peintre. Au reste, d’une bête à l’autre, la surprise se mêle à l’attendu, et le déjoue. S’invente plutôt une manière graphique de blason, libre de la fidélité à la lettre des vers, et plus proche de leur pointe, de leurs accents - drôle ou grave, rêveuse ou acide, amère ou enjouée. Un dialogue s’instaure, pour qui lit et regarde, entre le texte et les dessins, où le premier appelle les seconds, tombe sous leur dépendance, où les seconds ne peuvent plus se saisir sans revenir au premier, qui se redessine et s’éclaire du même coup : la « voix de la lumière » ? S’ouvre un autre espace, qui sait, illimité, à la mesure, en tout cas, de ceux qui s’empareront de ce nouveau livre.


© Isabelle Châtelet (avril 2006)