GREGOIRE HESPEL / Emmanuel Brassat (2003)


Le goût de la texture du visuel.


"Comme elle a créé la ligne latente, la peinture s’est donné un mouvement sans déplacement par vibration ou rayonnement." Maurice Merleau-Ponty.


L’opinion commune croit toujours déjà le savoir, bien que cela ne soit aucunement vrai. Le monde visible ne nous délivre jamais d’images déjà faites qui se donneraient d’emblée comme telles au regard. Il procède plutôt d’une alchimie du regard et du visible où se mêlent constamment le scintillement et la fuite de ce qui est vu. C’est-à-dire à la fois un excès de matérialité de ce qui est visible, les choses, et tout autant son évanouissement perpétuel, leur retrait. Pour le regard du peintre, il s’agit d’appréhender le tremblement incessant du réel en sa vibration propre, ainsi que l’étrange et intense démultiplication perçue des apparences, depuis la variété des surfaces, couleurs et contours jusqu’à la complexité des bords, linéaments et jeux de forces. Il lui faut saisir les effets de jointure, fracture et fissure entre les choses, ainsi que l’incertitude de la profondeur, des opacités et des transparences. Il lui faut capter la superposition des corps, des mouvements et des densités. Il doit parvenir à distinguer et à détacher les matières, formes et éléments, malgré leurs interpénétrations et mélanges. Il lui faut étalonner et pénétrer les degrés de luminosité, de réflexion, de réverbération et de netteté au sein et autour des objets. Il doit encore statuer de l’allure objective des contours, motifs et figures qu’il rencontre. Il lui faut évaluer la dimension des frontières du regard et de la représentation à venir, apprécier des intervalles et des reliefs. Puis il doit concevoir l’orientation apparente des perspectives, des plans et des projections, car le regard du peintre est aussi une disposition. C’est pourquoi, dès que l’on veut restituer en peignant une image perçue, ne serait-ce que de façon imitative, cela entraîne nécessairement la tension d’un effort de restauration du visible. Plus précisément, une restauration-restitution de la vision de ce qui est vu. Le visible, dès qu’il est posé comme perçu, le peintre doit l’inventer et le réinventer afin de le voir et le revoir tel qu’il le voit. Ou tel qu’il croit pouvoir être en mesure de le voir. Et, s’il est peintre, la question ne se posera pas pour lui : la peinture est le seul médium qui prenne la mesure de ce qui se donne au regard. Elle a donc seule puissance de donner à voir, c’est-à-dire de détacher la vision du visible de l’éparpillement des objets, de la profusion des perceptions. Elle est l’unique moyen d’atteindre au réel du regard parce que le peintre, comme sujet, est celui-là même qui est traversé par l’expérience de l’objectivité de la vision. Pour cela le peintre aura peut-être besoin, afin de recomposer l’apparence, de mêler à la vision d’une seule et unique chose plusieurs instants et perspectives divergents du vécu du regard. Tel un Cézanne.

De tout cela il est question dans l’œuvre et le travail pictural de Grégoire Hespel. La peinture qu’il se propose de nous montrer entreprend de restituer au regard-regardant, et comme lui appartenant naturellement, une vision qu’on dira, certes, presque déjà formée des choses, des lieux et des corps. Cela se faisant, chez lui, sans qu’on puisse vraiment savoir, ni décider, si la source en est celle des choses du monde que la peinture viendrait réfléchir et presque reproduire, ou bien la projection sur elles du seul regard. Pour autant, il ne faut pas croire rencontrer dans ce travail quelque naïveté néo-naturaliste. Si naïveté il y a, elle est l’expression de cette naïveté brute dont tout art pictural se nourrit dès qu’il s’en tient à vouloir capter les choses du monde, à les transcrire et non pas à les inventer ou à les transposer hors du souci de reproduction ou d’illustration. Cette naïveté brute permet à l’artiste d’accéder à la matière de son art et de forcer les contraintes dominantes de l’esthétique de son temps, voire de déformer les goûts au point de s’autoriser à la renouveler, s’il le faut en agissant à rebours ou à contretemps. Cela n’est pas pour déplaire à Grégoire Hespel et, comme peintre, il ne sera ni le premier, ni le seul à l’avoir fait. Car il est vrai que Grégoire Hespel, en s’efforçant de restituer le visible, travaille aussi à quelque restauration de ce même visible. C’est là un point de tension nodal de son inspiration. Mais pour le dire d’une façon prêtant à la polémique, son travail ne vise nullement à réinstaurer une peinture académique fondée sur les critères du réalisme. Il ne souhaite nullement faire l’œuvre d’un conservateur. Il ne cherche pas à être le représentant d’un art réinventé de la belle-forme picturale authentique, naturelle et équilibrée, telle qu’il faudrait encore la voir dans les choses du monde. Une telle restauration est à proprement parler impossible. On ne pourra jamais retourner, sans quelque décalage flagrant, à la peinture du réalisme naturaliste et à ses conventions, ni non plus se croire autorisé à l’énième version conventionnelle d’un néoclassicisme dominateur. Une révolution moderne des formes si puissante a eu lieu en peinture sans discontinuer entre 1880 et 1970, incroyable émancipation de toute contrainte naturaliste, qu’il est trop tard pour prétendre à revenir en deçà d’elle en faisant mine de l’ignorer. Pour autant, classicisme il y a, dès que la peinture s’efforce, non pas de s’en tenir aux règles les plus formelles et les plus abouties de l’art en sa période canonique, afin de les reproduire, mais dès qu’elle s’efforce de montrer l’apparaître des formes du côté des choses, du côté des phénomènes. La peinture, curieusement, ne tend à un certain classicisme que dès qu’elle cesse de se référer à des parti-pris formels qui seraient principalement issus du travail du sujet-peintre et de ses déterminants propres. Est classique, en ce sens, une peinture qui se tient dans la posture d’un recueil attentif et puissant de ce qui se donne à voir, de la seule visibilité rayonnante des choses du monde en leur matérialité. Tel un Chardin. Une peinture du sujet-chose qu’on devrait appeler peinture de sujets. A contrario, le caractère académique d’un certain réalisme naturaliste, son absence de classicisme et par ailleurs sa fausseté, tient à son absence de naïveté parce qu’il abuse de clefs formelles et de conventions en prétendant donner à voir les choses mêmes. Et on ne confondra surtout pas la convention picturale, de l’ordre du représenté, avec l’invention ou l’usage de procédés typiques de composition. Le classicisme en peinture est donc dans l’impossibilité d’être un art conventionnel, quelque que soient la valeur de ses choix formels. Or si nous avons gagné, dans l’art du 20ème siècle, en intelligence et en radicalité formelle, nous avons perdu la connaissance des limites configurant notre regard sur les choses. La chose, l’objet naturel du monde environnant, se sont effacés devant leur apparaître de formes, de traits, de couleurs abstraits et dépendants de la production picturale et de son invention propre, et non pas résultats pour le regard d’une perception passive. Ainsi, ce sont les formes émergentes des événements picturaux qui ont configuré la réalité des objets peints et non plus le donné externe d’objets perçus comme des existences naturelles. De sorte que le peintre s’est détaché de tout naturalisme, de tout réalisme intuitif ou formel pour se concentrer sur le réel psychique et affectif de la toile peinte, comme le seul réel de l’acte pictural. On pourrait dire à ce propos que le monde, pour la peinture et pour les peintres, a comme chuté dans la peinture, en se détachant de lui-même, pour devenir des œuvres de peinture. En ce sens, il n’y eut presque plus jamais de peinture de sujets.

Avec le travail de Grégoire Hespel, il y a de nouveau des sujets de peinture qui semblent nous venir des choses. De ce qui inspire sa démarche, nous avons dit qu’il s’agissait d’une restauration en peinture du sensible, de la sensibilité brute et fine au sensible même comme présence à des objets. Nous aurions dû dire qu’il s’efforçait de restituer un certain rapport de visibilité du réel dont la teneur tiendrait aux choses. La peinture chez lui appartiendrait aux choses. Il y a de ce fait dans son travail une composition minutieuse du détail de l’apparence. Sa peinture est souvent une représentation de parties fragmentaires de la réalité, mais comme prélevées dans des ensembles plus vastes, et au sein desquelles le regard viendrait se focaliser pour obtenir des effets de grossissement. Une première incertitude alors, de quelle taille dans le réel sont donc ces fragments et les objets qui les habitent ? D’ailleurs, sont-ils des fragments du monde ou les parties d’autres tableaux beaucoup plus grands ? Regarder la texture du réel, en ce sens, ce serait ainsi découper en lui des parties de tableaux dont le peintre prendrait connaissance en les reproduisant par différents agrandissements. La toile peinte serait un morceau d’image du monde et en cela également un élément de la réalité. Ou bien, on aurait vidé le réel d’une de ses parties pour la remplacer par une image peinte qui viendrait à la fois se substituer à lui et le représenter, mais aussi le continuer, comme dans un puzzle où le réel et ses images seraient une seule et même substance. Voilà qui compose une sorte de réalisme très paradoxal. Par ailleurs, une curieuse tension se manifeste dans des tableaux représentant des scènes aquatiques, regardées au dessus des eaux, entre la focale de la profondeur qui vient atteindre la surface directe de choses enfouies, au delà de ce qui les dérobe au regard et les voile légèrement en les recouvrant, ligne pénétrante, et, en opposition, le simple donné de transparence qui reste, lui, deviné et non pas dévoilé nous laissant à distance de ces mêmes objets, ligne surplombante. Une telle complexité, à situer indistinctement entre la perception et la composition, invite à réflexion. Le peintre s’efforce-t-il simplement de figurer un réel dont il recueille la disposition et la trame subtiles, ou au contraire ne le transfigure-t-il par les moyens artificiels de la peinture et par l’intentionnalité du regard ? Est-ce la simple transcription objective qui gouverne la représentation picturale, ou une suprême subtilité formelle qui viendrait détourner le donné du regard ? Le peintre est-il un démiurge qui donne sa forme à la chose, ou voit-il apparaître des formes autour des choses qu’il recueille ? Adopter le point de vue des choses en peinture, n’empêche point la persistance de ces questions là. Elles ne sont donc pas étrangères à un certain classicisme. Paradoxalement, Grégoire Hespel ne s’abandonne pourtant jamais à l’évidence naturaliste, ne serait-ce, par exemple, que parce que la projection des objets sur la toile ne respecte pas tout à fait les règles d’une perspective admise. Il n’y a pas de véritable relief dans son travail, malgré l’impression d’épaisseur matérielle et picturale incontestable des choses représentées. La raison en est que la projection de l’image représentée ne se fait jamais en direction de la surface d’une toile tenue verticalement qui serait le premier plan d’une profondeur. Elle se fait selon une projection diagonale du regard, d’angle très aigu, qui tend à aplanir les objets sur la surface du tableau en produisant l’effet d’une ligne de fuite inclinée et l’impression d’une presque bidimensionnalité des choses. Dans le cas de représentations d’objets saisis dans un milieu aquatique, cela paraîtra correspondre à l’apparence réelle. Mais n’est-ce pas à l’inverse le souci de cette vision inclinée et paradoxalement aplanissante qui conduit le peintre à de tels motifs ? De plus, cette projection diagonale tend à faire du tableau un opérateur de coupe, comme si la toile elle-même porteuse d’image était un plan de coupe prélevé dans le réel, ou une planche fine et lisse dont la ligne de fuite entrerait en contact directement avec le réel. L’image portée des choses à la surface plane de la toile viendrait s’immiscer dans le monde en atteignant au plan du réel, pour se confondre à lui. Un réel également composé d’une infinité de plans, avec des lignes de fuite elles aussi infinies. Par le fait de l’hydrotopie des situations, la ligne peinte des objets est tremblée. Elle parait de la sorte à la fois précise et floue. Ce sont les couleurs qui dès lors par leur scintillement font surgir les objets. On a donc, et comme tenus ensemble, le tremblement des lignes, le scintillement des couleurs, la fluidité instable de l’image et l’extrême précision des choses dans leur complexion propre. Et si c’est bien là chez Grégoire Hespel une peinture des choses, celles-ci n’ont pas été posées sur la toile par le simple recueil de leurs qualités apparentes. Comme si le peintre ne faisait que recueillir et reproduire l’existence naturelle, sans jamais ni la déformer, ni la transposer ou la transfigurer. Dans sa peinture, les choses scintillent, tremblent, se conjoignent et se séparent, diffusent et se meuvent hors de toute stabilité conservée. C’est d’ailleurs cela, leur existence naturelle. Quant à la profondeur de l’apparence, elle semble à la fois atteinte, c’est-à-dire conservée et matérialisée, visée et en même temps manquée, effacée et abandonnée. Artificielle et naturelle, fausse et très réelle. Par exemple, le motif, ou la matérialité, du miroir des eaux a pour effet de rendre visible et tout autant d’effacer la profondeur. Il la supprime en rendant les choses très proches car, par son pouvoir grossissant, il produit l’illusion d’une hyper-proximité et d’une translucidité du monde. Mais par ailleurs, l’eau est bien ce milieu troublé qui recouvre et dérobe, contient, cache et dissimule, faussant la perspective et dont l’extrême clarté dématérialise les choses tout en les faisant vibrer pour le regard. L’eau est encore ce qui peut se percevoir comme tendant à n’être qu’une surface réfléchissante, parce qu’elle produit les objets comme des images lisses, sans profondeur... On a ainsi affaire, sans s’en rendre compte, à la question si difficile du degré de visibilité des choses ainsi qu’à celle des frontières du monde ou de la perception. Des questions qui occupent le travail du peintre à travers la traversée, par le regard et le pinceau, de la matérialité formelle, dynamique et physique des milieux et des surfaces, ainsi que de leurs limites. C’est de cela qu’il s’agit dans la saisie du tremblé des surfaces, de la pénétrabilité des milieux, de la porosité des enveloppes, dans l’émanation aquatique des couleurs, d’une physique matérielle et sensible qui entremêle la peinture et la perception sans qu’on puisse décider si la forme des choses provient du regard ou des objets. C’est toute une théorie des effets de bord qu’il faudrait ici convoquer.

Grégoire Hespel travaille à capter l’improbable point de rencontre entre la transparence des matières du réel et la surface réfléchissante procurant aux choses leur visibilité. Dans le cas des figures aquatiques, on ne sait si le regard est retenu par la surface, arrêté par l’enveloppe des choses, ou bien s’il est invité à entrer dans ce milieu du regard que serait l’élément liquide. Il y a comme un point d’indétermination entre ce qui est translucide et ce qui réfléchit, comme si la luminosité aussi émanait de plusieurs fonds et de plusieurs surfaces. Ainsi, en quel point la focalisation du regard se fait-elle : sur le fond que l’élément liquide aplanit, ou sur la surface de l’eau toujours troublée et donc elle-aussi incertaine ? A une telle incertitude qui à la fois déstabilise le regard et en intensifie la portée s’ajoute, mêlée à elle, le fait que deux orientations esthétiques apparemment opposées se rejoignent ici dans le travail du peintre sans pouvoir se détacher l’une de l’autre. D’une part, la conception qui pose le génie formel de la peinture comme cause de la visibilité des choses indépendamment de leur existence propre. D’autre part, celle qui pose que les choses du monde sont choses formantes et formées et que la peinture et le regard ne font que les recueillir tel quel sans en inventer ni les contours, ni les lignes, ni la morphologie. Est-ce l’art qui invente le langage formel de l’apparence, ou bien les choses et les événements du monde qui nous enseignent et nous suggèrent la naissance des formes ? La peinture de Grégoire Hespel se tient dans une incertitude quant à cela ou ces deux orientations semblent indécidablement se mêler l’une avec l’autre. On ne sait donc plus si c’est la chose qui produit la forme ou si c’est l’art qui fait surgir les choses. Le parti-pris des avant-gardes modernistes est donc à la fois maintenu et suspendu à l’hypothèse d’une sensibilité formante qui ne proviendrait que des choses. Curieusement cela ne produit pas une peinture qui ne serait que réaliste ou qui prétendrait à la seule autorité du réalisme. La raison en est que l’inspiration de cette peinture n’est nullement celle d’un réalisme pictural où le peintre serait le spectateur convenu du monde. Ce qui inspire le peintre, c’est la saisie directe de la matière brute, du rayonnement de la lumière dans l’image, de la diffusion parfois stratifiée de la couleur dans les choses. Il semble qu’il s’agisse pour lui de saisir la luminosité et la matérialité de la matière comme des faits du regard, comme des éléments appartenant à la peinture même. Le physicalisme du regard s’accompagne d’un matérialisme de la forme peinte. Il situe aussi la présence charnelle et corporelle du corps féminin au milieu des méandres de l’eau, de la pierre et de la lumière, dans les épaisseurs et les fissures de la roche, dans ces calcinations solaires qui découpent chez lui les reliefs du monde. Des tableaux qui sont des fragments de monde plutôt que des paysages étudiés. On découvrira dans ses œuvres des rapports d’opposition à la fois très matériels et très picturaux comme ceux du solaire et du calciné, du visqueux et du limpide, du distinct et du troublé, du superposé et du recouvert, du fissuré et du continu, du posé et du suspendu, du dessiné et du mêlé, du peint et du strié.

Dans l’œuvre de Grégoire Hespel, ce réseau d’oppositions, évidemment très moderne, s’avère adossé à une esthétique tendue de devoir réunir des postulats fort contraires. D’une part le travail de figuration obéit dans l’ensemble à des principes d’équilibre formel et d’harmonie qui supposent l’existence d’un cadre pictural englobant, défini dans ses motifs et dans ses bords, au sein duquel des choses identifiables se présentent comme bien posées dans leur valeur propre. Ce réalisme figurant, plutôt que figuratif, qu’on pourra dire en partie néoclassique, vient s’articuler et se décliner au sein de techniques picturales radicalement modernistes. Le peintre aura recours par exemple à la projection aléatoire de masses de couleurs sur de la toile-surface, comme dans l’expressionnisme abstrait des années cinquante. Quant au jeu d’opposition des couleurs, il ne sera aucunement respectueux ni des rapports instaurés par le classicisme, ni par le désir de respecter des couleurs naturelles trop apparentes. Car le réalisme chosal qui nous est montré n’est qu’illusoirement fait de couleurs spontanées, et c’est grâce à cet écart que les choses nous apparaissent comme si fortement naturalisées dans leurs teintes et leurs reflets. Ainsi, chez Grégoire Hespel, le travail des couleurs mêlera des teintes très artificielles à la manière de l’expressionnisme allemand des années vingt, à un art de la palette, subtil et raffiné, qui pourrait trouver sa source dans le maniérisme du classicisme européen du début du 18° siècle. Or curieusement, c’est là vouloir tenir ensemble fortement à la fois la peinture comme transcription minutieuse de la splendeur des choses, le classicisme, la peinture comme expression sensible de la subjectivité face à soi et au monde, le romantisme et l’expressionnisme, et la peinture comme événementialité pure de formes et de matières picturales, le modernisme. Or cela se peut-il ? On sait que l’art moderne et contemporain ont dissocié très fortement ces trois dimensions, au point extrême d’en arriver à suspendre non seulement toute possibilité de figuration, mais aussi parfois tragiquement la possibilité même de la peinture.

Le pari soutenu par le travail de Grégoire Hespel est de voir converger la peinture comme expérience poétique avec la peinture comme œuvre de figuration du visible, en se saisissant étroitement de la vie des choses et de celle du corps. Pour cela, il ne veut, ni ne peut pourtant dissocier le rapport du regard à la chose regardée des moyens de cette terrible fabrication du visible que fut la modernité. Il lui faut tenir ensemble ce que l’histoire factuelle de l’art a conduit à défaire afin de nous restituer la puissance figurante que recèle le regard quand il témoigne directement de l’existence des choses. Il lui faudra pour mener à bien un tel trajet soutenir en sa personne de peintre, radicalement, envers et contre tout, la fission fracturée de la forme et des choses, des styles et des œuvres, des époques et des goûts, du corps et des signes. Tout en sachant que, comme l’écrivait le philosophe Maurice Merleau-Ponty, en 1960 : "L’effort de la peinture moderne n’a pas tant consisté à choisir entre la ligne et la couleur, ou même entre la figuration des choses et la création de signes, qu’à multiplier les systèmes d’équivalences, à rompre l’enveloppe des choses, ce qui peut exiger qu’on crée de nouveaux moyens d’expression, mais se fait quelquefois par réexamen et réinvestissement de ceux qui existaient déjà."


© Emmanuel Brassat (Paris, le 12 octobre 2003).