ROBIN GOLDRING / Emmanuel Brassat (2002)


Soutenir le corps


« Mais dites-moi, qui de nos jours a été capable d’enregistrer quoi que ce soit, et que cela nous touche comme une réalité sans qu’une atteinte profonde soit portée à l’image. » (Francis Bacon, 1966)


Il fut un temps où l’art avait le devoir insigne de ne pas représenter le corps dans son intégrité, dans l’imitation de sa configuration naturelle propre. Il fallait que le peintre s’en tienne à ce qui la remettait en cause, si possible, avec obscénité et violence. Il fallait montrer son écartèlement, sa dislocation, son effraction. Il fallait le présenter torturé, fragmenté. Il fallait donner à voir un corps défait de sa forme qui ne venait plus soutenir la visibilité corporelle et ni non plus le sujet humain individuel ainsi que son image dans son existence charnelle, sensuelle. Et si sensualité il y avait, elle se devait de procéder de l’outrance, de surgir du point de l’étrangeté, de se donner comme un réel corporel hétérogène, distinct de toute harmonie visuelle, dépourvu de tout rapport d’équilibre conservé. Le corps humain avait cessé de représenter un idéal de beauté, une évidence de la nature. Il apparaissait comme le lieu tourmenté de toutes les dislocations, dessiccations, organes torturés et brisés, ensemble déstructuré et noué, chair criant de ses blessures, emplie de jouissance tourmentée, de pourriture latente. Le corps ne pouvait plus être autrement que pathétique et amputé, ouvert non point sur la souffrance morale, mais par l’insupportable déchirure et obscénité de la chair et des organes mis à nu. Il s’agissait de tramer par l’art un corps torturé dont la visibilité n’était plus une absence de voilement devant sa nudité offerte mais l’exposition indécente de ses organes et de ses phantasmes, de ses tissus ; il s’agissait de le montrer dans des postures par lesquelles il expulsait, exsudait au dehors son infecte et dysharmonieuse réalité. Autrefois dissimulé, puis peu à peu dévoilé, il apparaissait comme une chair profanée, comme la corporéité mise en danger. De sorte qu’en déconstruisant le corps, le peintre venait exhiber l’inénarrable obscénité de la surface poreuse, trouée, déchirée, déchiquetée. Une surface qui se voyait envahie par la menace de pourriture, par son devenir cadavre, par son traitement comme déchet. Le danger d’être corps, l’outrance de la chair, l’obscénité du désir, voilà ce qui devait faire loi pour la peinture. Derrière cette esthétique dominante, le regard du peintre se disposait, il était devenu sa propre indisposition à la monstration picturale, entaché d’un dispositif tendant à l’insoutenable du monstrueux. Par cela qu’il y avait quelque danger à vouloir figurer encore le réel d’un corps, que sa figuration soit défiguration ou bien l’impossibilité de le figurer. Situation d’impasse, dès lors, dont seulement quelques très grands peintres ont pu assumer les conséquences dans la réalisation tendue d’œuvres originales. De plus, la crise du représenté entamait la possibilité même du peindre, d’un pouvoir peindre encore quelque chose. Hypothèse alors entendue et réentendue d’une fin de la peinture. Elle ne se savait pas déjà ressassement, répétition mélancolique d’un jugement hégélien funeste sur l’art et son avenir au commencement du 19e siècle. De Robin Goldring, on dira aussitôt qu’il n’est pas l’héritier d’une telle contradiction. Il s’en est éloigné, détaché pour ne plus être détenu par elle. De sorte qu’il a repris sa liberté. Pour utiliser un vocabulaire autrefois très connoté, disons qu’il l’a dépassée. Qu’est ce que cela signifie ? Si l’on admet qu’il est devenu à l’art et aux artistes impossible de représenter le corps, ou de saisir la teinte de la chair en imitant benoîtement l’apparence sensible et sensuelle des formes communes de celui-ci, alors il faut admettre encore qu’il est devenu impossible de peindre le corps. Car si il n’y a plus d’apparence naturelle commune du corps, il ne peut plus y avoir de conventions admises permettant la représentation d’un sujet pictural. Cela s’accuse d’autant plus que l’on doit en dériver la défection générale de la peinture, sa suspension critique et clinique à une situation de radicale impossibilité. Dès lors, on ne peut plus peindre du fait de la ruine de la représentation et de la généralisation par ailleurs des industries de reproduction d’images, d’objets, de codes, d’éléments du corps. A cela, inutile d’y revenir, tout a déjà été dit, écrit abondamment. Mais, s’il est devenu impossible de peindre le corps et la chair, l’artiste qui s’en préoccupe encore ne pourra que se faire « anatomiste » ou bien « vivisecteur ». Il en viendra à travailler au nom de la faculté de médecine et ce ne sera plus que le corps malade, ou le corps du mort qui feront loi. Ou bien, il se livrera à la pénible ou jouissive exhibition de son corps propre d’artiste dans la variété de ses états, en le traitant éventuellement comme une toile, un support de projection, à défaut de pouvoir inscrire la réalité naturelle du corps même dans une transposition sur la toile même. L’artiste « anatomiste » et l’artiste « vivisecteur », qui sont en passe aujourd’hui de se confondre étrangement, auront tous deux en commun d’être les contemporains d’une crise de la peinture. En l’occurrence, il y a crise quand on exclut toute possibilité d’isomorphie, même faible, entre le sujet représenté par le peintre à l’aide de son art et au moyen de ses perceptions et le sujet de la représentation, c’est à dire l’objet visé par la peinture. Pour Robin Goldring, il s’agit au contraire de refuser ce qui est devenu un diktat : il est interdit d’esquisser, de donner à voir en art et en peinture, un corps humain qui pourrait sembler semblable à son éventuelle nature propre. L’interdit sur la figuration ou l’illustration du corps vivant prend place dans une dépréciation générale de toute représentation figurative. On peut entendre la ressource et l’origine d’une telle position en peinture : elle émane de la quête menée par l’art moderne d’un au-delà de la représentation figurative, et de sa condamnation de l’aliénation du regard au réalisme, au naturalisme et à l’académisme. De son élan initial et génial, de la fin du 19e siècle européen à la seconde moitié du 20e siècle, l’art pictural s’en est pris à la représentation, à l’hypothèse d’une possible représentation du monde réel et à l’ensemble des conventions formelles qui prétendaient la garantir. Il a su et pu déplacer le sujet de la peinture et du peintre du côté de la forme rendue abstraite, de la matière picturale détachée de tout référent visuel visible, de la figuration paradoxale, de l’ombre spectrale, de l’énergie pure de la lumière, du potentiel irrégulier de la couleur émancipée, de la fission du trait, de la répétition rythmique du motif élémentaire, de la géométralité devenue essence objective. Il est ainsi parvenu à briser les conventions de l’harmonie formelle, à défaire l’enjeu de la peinture par une sorte d’insurrection du regard, du pinceau, de la matière peinte, allant jusqu’à récuser le tableau lui-même, la peinture, la toile peinte, à détruire l’illusion acquise d’un cadre. Il a pu émanciper le jeu des figures, des formes et des couleurs de la figuration elle-même. Il a pu prétendre mettre fin, ultimement, à la peinture elle-même : « Poser et disposer l’inanité d’un objet pictural » Scansion réitérée ici d’un point final : plus de peinture, plus de figures, plus d’images. Plutôt le corps, l’acte, le geste, la brisure des formes, la dispersion des codes, l’éjection mentale de la couleur sur le dehors, l’exhibition d’un tremblement du vide à la lisière d’un défaut définitif de toute mise en perspective. Revendication d’une peinture du silence exigeant le retrait de la peinture, voire le goût de l’anti-peinture. Par une sorte d’emphase et d’accélération, le mouvement de l’histoire artistique a vu se succéder d’étranges triades : impressionnisme, symbolisme, fauvisme ; puis : futurisme, expressionnisme, surréalisme ; puis : cubisme, art brut, suprématisme ; puis encore : abstraction géométrique, expressionnisme abstrait, pop-art ; et encore : hyperréalisme, minimalisme, action-painting. Tous s’en sont pris à la peinture, plus ou moins, pour récuser ce qu’elle avait pu léguer depuis la Renaissance et le Romantisme, pour en bouleverser l’esprit et la confronter à la nouveauté, ou à la radicalité du réel. Ce faisant, il fallait défaire les habitudes de la représentation picturale et se déprendre des conventions formelles déjà admises. Pourtant, entre un mouvement riche et diversifié d’expériences novatrices, radicales en art et le devenir obscur d’un diktat, d’une injonction impérative, un gouffre a pu se creuser, une altération s’est produite. La révolution est devenue académisme, l’exigence de novation est devenue coercition et idéal normatif. Car la révolution moderniste des formes, en se superposant à l’impasse déclarée d’une extinction de la peinture et à l’interdit dogmatique de la représentation figurative devenu le seul et unique principe, a pris la forme désastreuse d’un système implicite de censure de tout art. Pour ainsi dire, le tableau de l’art pictural d’aujourd’hui est soit la répétition recopiée de ce qui a été des avant-gardes de la modernité, soit un art du minimal d’art, c’est-à-dire pas grand-chose de très peu de choses. De ce dilemme, il était grand temps de pouvoir sortir. Non point à désirer absolument une autre nouveauté s’auto-érigeant à son tour en principe dominateur et ordonnant à l’art le préalable d’une adhésion conceptuelle, mais tout simplement, pour pouvoir peindre, la nécessaire réaffirmation d’un désir de peindre. Le travail de Robin Goldring relève de ce désir de peinture et, dans celui-ci, de l’intérêt, de l’amour qu’il porte au corps, à la beauté, peut-être, des corps et de la chair. Une beauté qui tient au fait qu’elle nous renvoie à quelque désir, à l’assomption sublime du désir. Il ne serait donc plus tout à fait un moderne, parce que son art relèverait à la fois du maintien de la peinture et du souci de la représentation, mais après la crise de celle-ci, et non point par refus d’elle. Ou bien, il serait en tant qu’héritier de la modernité, c’est-à-dire un contemporain des impasses de l’art, celui qui œuvre à reconduire quelque chose de fondateur quant à l’art : la figure, impossible à défaire totalement, de l’apparition du corps en sa matérialité propre. On le sait, elle est à la fois de l’ordre de l’image, et en même temps hors de celle-ci. Est-ce là une posture néoclassique, voire une sorte de nouveau classicisme ? Cela peut se soutenir, mais dans tous les cas, le travail de Robin Goldring n’est pas une entreprise réactive, de restauration du passé. Dans le regard qu’il porte sur la chair, Robin Goldring n’est pas sans mémoire de l’œuvre d’Ingres, en ceci qu’il se soucie de capter - ou de transcrire - le rendu de la chair, la texture de la peau, l’apparence des chairs plutôt. Il se soucie de refléter la tessiture, le velours de cette chair et la richesse picturale de ses nuances. C’est là une peinture sensuelle qui ne fait justement pas censure de la relation érotique du peintre à son sujet, à ce sujet qu’est le corps vivant. Par là-même, Robin Goldring donne à voir, de façon métacritique, qu’il y a dans la peinture quelque souci persistant, peut-être en cela très classique, d’exprimer la dimension érotique de la peinture elle-même par delà sa saisie de l’objet corps. La peinture serait en ce sens une hyperérotique détachée, vécue à travers le regard porté du peintre sur le corps, sur les corps. Car, à la différence de certains peintres contemporains, Robin Goldring ne semble pas devoir dissocier l’énergie de représentation qui donne lieu à la configuration d’un objet visible, ici celle du corps vu de dos et de devant ou de parties du corps, de l’énergie d’investissement, d’investigation aussi, qui pourrait venir s’accrocher à eux de façon disjointe et disjonctive. Dans ce cas, elle serait exprimée sans les rencontrer, en les parasitant, en venant les recouvrir. Un tel geste n’a pas lieu d’être ici, sans, pour autant que le peintre fasse retour vers l’idéal d’un corps essentiellement harmonieux, posé dans l’équilibre de ses formes. C’est pourquoi son travail quant au corps procède d’une vision convergente, d’une tentative de conjoindre l’intensité picturale et concrète du désir avec l’élucidation représentative et formelle de l’objet corps, qui n’est d’ailleurs pas qu’un objet, qu’une chose. Disons qu’il est posé très exactement à l’intersection de son apparence naturelle vivante et de sa nature d’objet figé, de figure déjà morte d’être devenue représentation. Posé entre-deux. Remarquablement, le corps, les corps peints par Robin Goldring, nous sont montrés vus de dos ou bien de devant, à la fois dans leur intégralité - ce ne sont par des fragments de corps - et en même temps d’une manière toute partielle, résultant d’une découpe, privés de certaines de leurs parties. Ce sont des corps représentés sans exposition de leurs têtes, ni de leurs membres, bras et jambes, dont on ne peut voir que leurs commencements. On a donc affaire à des corps-bustes qui seraient des sujets expressifs, des sortes de faces humaines existant en l’absence du référent d’un visage. Plus précisément, de telles faces présenteraient ostensiblement au regard ce qui du corps humain renvoie à sa dimension sexuelle, comme si le devenir visible du corps-sujet était celle de l’éros et non plus une psychologie des visages et de la sensibilité. Nous ne serions, en nos faces, que les sujets du corps, de notre corps, de nos corps. Autrefois animé d’une vie spirituelle, celle-ci serait devenue sexuelle sans cesser d’être spirituelle. Notre vie spirituelle serait ainsi marquée dans l’ordre de la représentation figurative par les marques corporelles de la sexuation : seins, tétons, ventres, pubis, cuisses, entre-jambes, toisons, fentes et plis de la chair, courbures et proéminences, cavités et protubérances. De sorte que les marques tracées et les formes réelles apparaîtraient convergentes, superposables et mêlées. L’ordre sémiologique et l’ordre morphologique seraient indissociables, invitant à la jubilation et au dessaisissement. Une telle convergence, ici confirmée, offrirait au peintre une alternative à toute ces oppositions devenues intraitables en peinture : spirituel-corporel, naturel-formel, réaliste-conceptuel, figuratif-abstrait, pictural-littéral. Cela pourra nous paraître abstrait et c’est pourtant très concret. Comprenons que par ce biais le sujet-objet de la peinture : le corps propre de l’être humain, et la subjectivité individuelle, seraient tous deux tombés dans le corps sexué et ses signes-formes. Le corps sensuel donné par le regard s’animerait à la fois de ses formes, de ses couleurs, de son toucher visuel, de ses traits, de ses ombres et brillances, mais aussi des points signifiants visuels et artificiels de la sexualité et de la sexuation. Les signes du regard sont corporels et réels parce qu’ils sont le réel du sexuel, dans leur apparence saisissable à la surface même de la peau, en un étrange vertige d’évidence et d’éblouissement. Car ici la pâleur intense le dispute à l’ombre et l’apparence visible est sous-tendue par l’hypothèse de la disparition, de ce qui pourtant vient soutenir le corps, sa vérité charnelle. Au reste, il pourrait s’agir dans ce travail d’une hypothèse tactile, d’un art du toucher plutôt que du regard. Comme si la distance n’était que concrète, matérielle, et non point due à l’artifice pictural. A proximité de la main, des corps seraient livrés et il faudrait s’en saisir, les atteindre directement. Robin Goldring ne travaille pas à partir d’une orientation dissociative, dispersive. Il ne procède pas en composant à partir de superpositions de strates assurément disjointes, même de façon fragmentaire. Les corps, le corps et la chair nous adviennent dans leur réunion, bien que nous n’en ayons qu’une vision partielle, voire divisée en plans découpés séparés les uns des autres. La dispersion des plans de vision n’est pas la règle, car sans rétablir l’illusion d’une perspective, il parvient à rassembler la courbure et le relief du corps en enroulant celui-ci autour de sa surface ployée. Si il y a là quelque classicisme, volonté de reproduire en ses équilibres propres une forme naturelle ordonnée, néoclassicisme, c’est parce que l’image donnée, donnée à voir, dénude et voile tout à la fois. Elle laisse transparaître quelque chose du non totalement visible qui émane presque de l’intérieur de ce qui est figuré. Le corps cette fois n’est plus d’ordre spectral, il est redevenu à proprement parler pictural, parce qu’il vient confirmer la nécessité picturale de donner à voir le corps en l’illustrant tout de même par des peintures. Cela, sans qu’on puisse déceler le retour de quelque naïveté naturaliste quant à la représentation de ce corps. Paradoxalement, la forme réelle du corps, c’est-à-dire ses volumes, son épaisseur, est donnée ici par une déformation : celle des panneaux de bois qui supportent les images représentées par Robin Goldring. Pour restituer des volumes, il a imprimé, il a contraint des panneaux de bois à supporter de fortes ondulations. Ainsi, c’est le travail de torsion de la planche, la courbure du support qui fait apparaître les rotondités et les cavités du corps humain. Il y a là quelque matérialité résolue, et ce n’est pas contradictoire, une façon très concrète de matérialiser les volumes, les épaisseurs du corps. A moins qu’il ne s’agisse de poser ce qui n’est qu’une représentation partielle du corps dénudé sur un support qui en soit distinct, mais sans être détaché de la peinture qu’il supporte. L’image plane ne serait pas suffisante, car seulement bidimensionnelle. Le bois, on le sait, est à la fois matière lisse et rugueuse, il comporte souplesse et rigidité. Il est encore matière vivante et matériau mort, comme le corps lui-aussi. De façon remarquable, c’est la surface ondulée du bois qui, simple feuille, vient donner l’illusion torsadée d’un volume qui souligne les reliefs du corps vivant, crée l’illusion d’une épaisseur. Le bois-corps, surface plane et volume ondulé, vient pour supporter l’image reconduite du corps-chair, à la fois lui-même surface et épaisseur. De cette torsion entre la matière et l’image, entre la surface et l’épaisseur, entre le vivant et le mort, entre l’apparence visible et l’évocation brute advient quelque représentation du corps et de sa destination érotique au regard. Disons, pour conclure, que c’est la torsion entremêlée de la surface et du visuel, qui à même la matérialité de la chair vient soutenir le réel du corps. De cette façon le travail de Robin Goldring vient pour soutenir quelque hypothèse quant à la nature du corps. Ce faisant, il soutient le corps, le quelque chose de vivant, de matériel et de sexuel du corps humain. Il le soutient à l’aune du regard. Le regard porté, posé sur la surface de la peau, qui fait advenir une épaisseur formelle : celle de la chair.


© Emmanuel Brassat (Novembre 2002)