MYRIAM BOCCARA / Maylis de Kerangal (2007)


C’est là que nous sommes

Il s’agit d’un mail, c’est là que nous sommes. Un mail planté. Souvent, des silhouettes y marchent, parfois des voitures y circulent. On peut suivre un virage en bout de perspective. Le climat est un entre-deux saisonnier. Du bruit mais peu de stridences. On présume une ville, un faubourg, on suppose une campagne, des espaces sous-jacents, implicites, qui tendent la toile. Si bien qu’il se passe des choses, forcément.

Ici, le peintre administre de haute main un traitement de faveur à un espace qui l’obsède, il l’engage comme motif unique d’un travail de variations : temporalité, mouvement, lumière, vitesse, scansion de l’alignement des arbres, rythme dans les percées des façades, avec silhouettes ou désert, avec voiture ou vide, silencieux ou bruyant, avec sol ou sans, avec ciel ou non. Autant de réglages graphiques - arrière-plan, premier plan, perspectives et allées cavalières - pour autant de scenari : le mail est espace-temps fascinant où s’éprouvent et se résistent des corps et des durées, champ d’investigation, enjeu d’excitation et de jouissance. Or s’obséder d’un tel motif, est aussi peu anodin qu’une ballade dominicale le long des eaux calmes d’un fleuve provincial puisqu’il induit de travailler sur l’ambigu ou l’équivoque, sur un type d’espace à la fois strictement défini, formellement réglé, et pourtant profondément troublé, affecté par la vie - c’est précisément ce qui autorise le geste du peintre à s’y libérer dans la joie. Lisière dans la ville pour l’architecte, le mail est tout autant limite que passage, frontière que percée, et avant tout seuil poreux puisque lieu de frottement continu entre un front bâti et un front planté, lieu de confrontation entre un défilement d’arbres et des gens qui se déplacent, lieu de déambulation et d’échange entre représentation naïve - quasi iconique -, vocabulaire pictural réaliste, et imaginaire narratif sans cesse élaboré.

Car ici toujours se fraye un chemin - allée verte, route, voie rapide, voie sur berges -, toujours se dessine l’hypothèse d’un ailleurs. La peinture est là une peinture du frayage. La route se fraye entre béton et feuillage, le regard se fraye dans la perspective, la peinture se fraye dans la matière, et une histoire se fraye sur chaque toile. Frayer c’est passer d’un arbre à l’autre, du parapet à la chaussée, c’est atteindre le virage, c’est flirter avec des forces, c’est bouger contre un flux qui mène à un autre flux, créer un mouvement, c’est toujours traverser quelque chose - du temps, la vie. Peindre le mail revient à lui donner valeur de scène, de plateau, le réformer en surface théâtrale, bientôt apte à recueillir le récit de ces traversées, la trace de ces gestes. Une voiture passe, des corps s’avancent vers moi, le vent fait bruisser les branches et le jour s’incline derrière le virage, en route.


© Maylis de Kerangal, mai 2007