PHILIPPE NOUAIL / Julia Baudin (2004)


Peintures et monotypes


"Il n’y a pas en vue ici une seule trace de l’homme, ni une maison, ni un champ, ni même une fumée. Une torpeur lourde tombe du ciel ouvert ; on n’entend ni un bruit de source, ni un chant d’oiseau. Ce n’est pas tellement l’empreinte d’un passé fabuleux qui laisse peser sur le vallon mort une menace imprécise, c’est plutôt un sentiment de distraction totale par rapport au train de la vie courante. Rien n’a bougé ici ; les siècles y glissent sans trace et sans signification comme l’ombre des nuages : bien plus que la marque d’une haute légende, ce qui envoûte ce val abandonné, cette friche à jamais vague, c’est le sentiment immédiat qu’y règne toujours dans toute sa force le sortilège fondamental qu’est la réversibilité du temps."


(Julien Gracq, Les eaux étroites)



Les blancs, les noirs et les contrastes de Meryon, les rivages funèbres de Böcklin, les perspectives désertes de Chirico, d’aussi illustres parrains se seraient-ils penchés sur la manière de Philippe Nouail ? Leur connaissance aurait-elle une incidence sur sa faculté de percevoir ? Percevoir les choses, leurs formes, leurs volumes, leurs lignes, mais aussi leur signification, leur symbolique. Et c’est par la ligne et le reflet de cette ligne, - du moins ainsi pourra-t-on entreprendre de le lire -, qu’il capte les images et les restitue, qu’il traduit un ressenti puissant. Minoteries désaffectées, grues portuaires, docks abandonnés, ses architectures industrielles sont autant de lignes de fuite qui se reflètent, hiératiques, sur une eau parfaitement plane. "Il n’y a pas en vue ici une seule trace de l’homme... ni même une fumée". Les travaux se sont tus. Les perspectives sont désertes. Le temps s’écoule et rien ne bouge. Impression d’une immobilité cyclopéenne, d’une scène de théâtre longtemps après le tombé de rideau. Lignes verticales et élancées des arbres du rivage, opposées à l’axe horizontal du partage par l’eau et, à sa surface, là encore reflet d’un monde déserté. L’artiste applique un schéma de composition, qui par sa rigueur formelle et sa tendance au monumental, s’inspire du style de la fresque (d’autant que les vernis sont mats). Puis selon la hauteur de son axe, il réduit à l’essentiel le modèle naturel et en tire une formule d’image suggestive qui se superpose à la réalité, mais quelle réalité ? On cherche l’autre rivage. On cherche le frêle esquif. On cherche le clapotis de l’eau. On cherche "l’empreinte d’un passé fabuleux", celle du "train de la vie courante". Rien. Seuls le silence, la beauté, la poésie. Lignes courbes enfin, lignes floues ou tremblantes de l’onde, reflet persistant de la barque qui a déjà sombré. Caron lui-même se serait-il noyé ? Mais qu’il s’étende sur les grands formats peints à l’huile ou, plus spéculaire encore, monochrome, sur de petits monotypes, le reflet est trompeur...


© Julia Baudin (avril 2004)