IRIS FOSSIER / Marie Sellier (2008)


CEKEDI IRIS

Elle dit : « J’ai une relation physique au noir et au gris. » Noir velouté très profond et gris surtout. Gris amoureux, gris souris, tendre comme une petite souris, gris d’eau, elle les a tous baptisés. Noir et gris, son cocon.

Elle dit que nommer est important. Que ça fait exister vraiment.

Sa tourterelle, elle, s’appelle Édouard. Un nom de garçon. Normal, c’est un mâle. Iris l’a nourri, caressé, regardé, dessiné, avant de le poser sur ses balanciers. Édouard pluriel sur balancier singulier. Elle dit : « C’est avec moi qu’il a appris à roucouler. »

Depuis, Édouard a quitté sa cage et les balanciers, ces « dessins en volume » se sont multipliés. Un travail à quatre mains avec Renée Bossaert, sa mère sculpteur. Un travail sur l’équilibre, qui lui va bien : « fragile, toujours au bord du déséquilibre, c’est ça l’équilibre. »

Aux premiers balanciers de bronze ont succédé ceux de porcelaine, plus petits, plus fragiles aussi. Pour l’occasion, Édouard s’est transformé en caille puis en moineau. « Porcelaine enfûmée, Porcelena ahumada, ça sonne encore mieux en espagnol. » Elle dit qu’elle s’arrête au premier biscuit, pour les bruns, et aussi pour ne rien figer. Que l’oiseau peut s’envoler.

Iris est en intelligence avec les animaux. Elle dit que plus elle vit avec eux, plus elle les trouve humains. « Ils ont le même fil d’âme que nous. » Ce fil d’âme, elle le capte par le regard. Les yeux, c’est ce qu’elle fait en premier. Regardez-les, les animaux d’Iris ! Regardez-les dans les yeux, ils ont le regard des hommes et des femmes lorsqu’ils ne portent pas de masque. Lorsqu’ils ont baissé la garde.

Les soldats, c’est une autre histoire. Des jouets, ceux qu’enfant, elle n’a pas eu. « C’est beau, un soldat de plomb, c’est simple, c’est dense, ça a de belles couleurs. » Alors elle les collectionne sur des toiles de petit format. Un par toile, avec l’air qui circule autour : « C’est le sujet qui compte, le sujet dans son espace. Un dessin réussi, c’est un dessin qui respire. Il faut qu’il y ait de l’air à l’intérieur des traits comme à l’extérieur. »

Mais surtout, les soldats de plomb d’Iris, sont en marche. Une, deux... un pas devant l’autre, un pas de plus vers la couleur. Vers le rouge, pour la deuxième fois. Il y avait déjà eu le grand tableau aux babouches. Et maintenant Asì viene el Rojo II, Ainsi vient le rouge II.

Elle dit que finalement le rouge fait vivre les gris et les noirs encore mieux. Que le rouge est graphique. Que c’est « une non-couleur. »

Ce rouge, c’est le rouge des sceaux chinois, l’empreinte du pouce, le rouge de Gauthier, son maître, dans l’Âge de raison, le rouge de Goya aussi, les pantalons rouges tranchant avec les noirs, dans les portraits de la famille royale. Elle dit : « Le rouge, ma seconde lecture de Goya. »

Sa première lecture ? Noire, bien sûr. La salle noire du Prado. Elle était encore étudiante. « J’ai eu un électrochoc. C’est pour Goya que j’ai appris l’Espagnol, c’est avec lui que j’ai appris à dessiner. » Elle recopiait les visages des Désastres de la guerre. Directement au lavis. Elle n’a plus jamais cessé depuis. Partout où l’ont menée ses pas, noir, gris, encre et eau, le papier si fin qu’il se froisse, parfois un trou. Et le dessin comme un palimpseste. A chaque fois une aventure, un nouveau défi. En Italie, à Rome-la-lumineuse où l’Histoire est toujours à portée de regard, en Espagne, à Madrid où tout est noir, elle dit « comme dans un grenier », en France, à Rabastens ou en Suisse. Á Angkor aussi.

Á Angkor, elle a souffert. Un temps, elle a même pensé qu’elle n’y arriverait pas. « Je m’en serais peut-être sortie au trait, mais je voulais travailler à l’encre. Je voulais penser lumière. Je voulais que tout fasse corps, avec le ciel comme une tranche d’espace. Mais tout était écrasé. »

Tout est trop fouillis à Angkor.

Il fallait trouver la synthèse du lieu. L’humidité. Cette respiration humide, omniprésente, lancinante qui brouille jusqu’à la perception de l’espace. Angkor, chaud et humide « comme un papier sur le point de sécher ». Éprouvant. Elle dit que certains soirs, les yeux, les genoux, le visage brûlés, il lui est arrivé que le dessin s’échappe d’elle, sans qu’elle en prenne conscience. Elle dit que le dessin, parfois, c’est comme l’Esprit Saint, comme une colombe, quelque chose qui sort d’elle sans qu’elle puisse rien y faire. Après, peu importe les détails, reste l’empreinte.

« Travailler sur la lumière, c’est une tension. On ne peut pas, on ne doit pas mentir. » La belle lumière, celle qu’elle aime, c’est celle du soir, après 17 heures. « Vers I7 heures, à la Casa Vélasquez, le ciel devient rose comme un carton de tapisserie de Goya. » Pourtant, à Angkor, elle a souvent travaillé en plein midi.

Elle dit que plus c’est dur, plus elle en sort grandie.

Que les paysages, c’est sa respiration. Sa « ventilation ». Elle dit qu’autrement, elle s’étoufferait elle-même. Ça la fait rire. « J’aime être dehors. Á contre jour, avec le soleil en pleine figure. J’aime la sensation que je me grille les yeux. »

Elle dit : « j’avance. »

Un chemin entre ombre et lumière, de l’air, une histoire de regard. Elle se souvient quand elle en a pris conscience : « Je marchais, je traversais le jardin des Plantes. J’ai levé les yeux. Et là, sur le ciel, j’ai vu un arbre en fleur, le cerisier de Van Gogh. Je le voyais avec le regard du peintre. J’ai compris que je pouvais échanger mon regard, échanger ma vie. Je pouvais voir comme un peintre. »

Elle dit qu’à ce moment-là, elle a su qu’elle ne serait plus jamais la même. Qu’au-delà du regard d’Iris, il y avait le regard d’Iris Fossier.


© Marie Sellier (juin 2008)