YANNIS MARKANTONAKIS / Isabelle Châtelet (2003)


Sur les ailes d’Icare


« Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît. Éloignez-vous, tout se crée et se reproduit » faisait remarquer Diderot aux visiteurs du Salon de 1763. Car c’est à oublier la consistance des couches de couleur appliquées les unes sur les autres, c’est à ignorer les traces du pinceau et les amas de matière sur la toile que l’image picturale apparaît.



De loin comme de près, les bateaux, les ponts et les fleuves, les rues et les pavés de Yannis Markantonakis ne masquent pas le geste ni le matériau d’où ils ont surgi. À distance se goûtent les reliefs granuleux de la pâte, les dépôts de bleu dans le ciel, les traînées de la brosse dans la mer, parfois la texture du bois ou la jointure des planches sous la couleur, dont le bord ou une fente insère une ligne, une ombre, un vide, un creux. À distance le métier du peintre ne se laisse pas oublier, appelant l’attention sur sa fabrique, ses outils et son inachèvement par où il se distingue de celui de l’artisan et déjoue l’illusion du motif : indiquée la falaise blanche dominant la baie, suggérée la succession des fenêtres sur la façade interrompue, évoqués l’enfilade des ponts et le damier des pavés qui s’enfuient dans le ciel, esquissée la ligne de la berge qui se dissout dans le fleuve. Une tache sanguine, un rectangle noir suffisent pour que se reconnaissent, immobiles, le cargo et les esquifs ponctuant l’étendue marine.



Pourtant, jamais la peinture de Yannis Markantonakis n’exhibe sa facture jusqu’à perdre le regard dans l’épaisseur de la couleur étalée, jusqu’à se complaire dans son propre recouvrement. La fenêtre du tableau s’ouvre chaque fois sur un vaste espace où l’œil est conduit comme au fond de la toile, vers un invisible point de fuite : la proue de l’immeuble s’avance sur la mer de la ville, creusant entre l’alignement des façades le chenal des avenues qui s’enfoncent à perte de vue, l’arête du quai passe en filant au pied de la silhouette des tours de Notre-Dame et va chercher la ligne où Seine et ciel se touchent, la route pavée court vers l’horizon pour s’y fondre, même lorsqu’elle hésite, incertaine, à basculer dans la brume ou dans l’eau. Chaque fois, l’architecture des traits et des teintes combinées perce le mur de la surface, crée des plans et des volumes, entraîne le spectateur vers le lointain et, du haut du promontoire où elle l’a placé, l’emmène au-dessus des toits, des ponts, du sol, du golfe. Il se prendrait presque à voler pour traverser et atteindre, là-bas, le gris pâle, le bleuté de l’air et de la lumière.



Alors, on s’approche. Parce que le plaisir de voir donne l’envie de toucher. Non qu’on veuille, comme l’enfant, s’amuser à faire flotter le bateau de bois ou à modeler l’excroissance de pâte. Mais toucher parce que, incrédule, on aimerait, comme saint Thomas, s’assurer de la réalité du miracle : celui du tableau, indissolublement vision immatérielle et relief palpable, regard porté et support tangible, concrétion de poudre, d’huile, de fibres, de colle, de clous. Indissolublement image et objet, énigme de profondeur.



© Isabelle Châtelet (octobre 2003)