YANNIS MARKANTONAKIS / Myriam Boccara (2003)


« A bâtons rompus » : une conversation entre Yannis Markantonakis et Myriam Boccara (octobre 2003)


Ça sent l’humidité dans l’escalier, un vieil immeuble retapé de la rue Edouard Locroy (Paris 11e). Au dernier étage, sous le toit en zinc, c’est là ! ... l’atelier de Yannis Markantonakis. On se croirait dans le décor d’une pièce de Samuel Beckett, de Tadeus Kantor, ces immigrés notoires.



Dans un capharnaüm de chevalets à coulisses, de pieds d’appareils photos, de toiles, un fauteuil Empire sauvé du déluge de la rue, ratiboisé pour les besoins de la cause (20 cm de haut), m’accueille à bras ouverts. L’ambiance colorée : gris bitumineux, des tableaux chargés d’essence et d’huile reposent en pile contre les murs. L’artiste prélève de sa collection les tableaux récents, les plus anciens, des histoires de ... En tous cas, les toiles de Yannis sont lourdes d’incessants repentirs, des cadres anciens retaillés rapportés qui font corps avec la peinture. Du bois, du vieux bois mouluré, gris bleu, gris mer ... marines.



Yannis : « Je suis incapable de peindre dans l’immédiateté, j’ai un logiciel qui est très, très lent. Il me faut du temps. Les choses les plus intimes m’échappent et reviennent des années plus tard. »



Des bateaux comme des paquebots, il en a peint, dix ans après avoir quitté l’entreprise familiale basée au Pirée.



Yannis : « Les bateaux noirs sur fond bleu, c’est la vision d’un insulaire (la Crète) et puis, ils ont des allures de jouets. Ces tableaux sont abstraits et naïfs à la fois. Le bateau a une forme archétypale comme une maison, il impose une échelle, le paysage vient ensuite en toile de fond. Des bateaux, j’en ai peint longtemps des bateaux...
Mais, un jour ... plus envie. Il fallait s’en sortir de ces bateaux.
Alors, il y a Eléna, ma fille, et avec la paternité, la découverte d’un nouveau sujet. »



La rue par la fenêtre ?



Yannis : « Oui ! La rue de la Fontaine-au-Roi, je l’aperçois de la fenêtre de ma salle de bains, une fenêtre en verre cathédrale qu’il faut ouvrir pour voir la rue. Être vu pour regarder, ouvrir pour voir comme en psychanalyse, ouvrir les névroses pour les voir ... (rires). »



Les bateaux souvenirs de Crète ont cédé leur place au décor environnant ton appartement parisien. Tu as l’air de douter de ce que tu racontes, mais le doute est une de tes dispositions naturelles, je crois ?



Yannis : « Je ne sais pas si je doute, ou plutôt, j’essaie de ne pas savoir ce que je peins, d’oublier que je peins. »



La peinture, tu l’envisages comme un état d’oubli ?



Yannis : « Oui, c’est ça. Je peins à l’aveugle, en oubliant le sens choisi au départ. Si je démarre le tableau dans le sens de la figure (vertical), je le poursuis en paysage (horizontal), je le tourne sans cesse comme un jeu brouillant les pistes du projet d’origine, une disposition à l’abstraction en somme. »



Et la couleur ?



Yannis : « La couleur ne m’intéresse pas en tant que telle. Je peins avec le blanc, je peins pour salir mon blanc et tout tourne autour du blanc. Dans mes gris, il n’y a pas de couleur, c’est du plomb, c’est gris là ! »



Tu peins comme un carrossier, un marin au minium, et au calfat ?



Yannis : « Oui, mes gris sont sales, mes gris sont dégueulasses, tu vas beaucoup plus loin, si tu élimines la couleur. »



Boucher le tableau, « marronner », blanchir, tu fais l’apologie du flingage de palette, comme s’il fallait noyer le tableau dans de la boue pour mieux le révéler à lui-même, un sauvetage en quelque sorte ?



Yannis : « C’est ça. »



Tu as percé un hublot dans le mur de ton atelier, un tout petit hublot de la taille d’un cul de bouteille (piratage de façade) pour regarder la rue. Tu as placé des miroirs dans l’encadrement des fenêtres.
Tu regardes la rue de la Fontaine-au-Roi au travers de la fenêtre de ta salle de bains, tu peins tes tableaux avec des cadres autour. La nécessité de regarder à travers un cadre est chez toi manifeste. On y voit ton attachement profond à la photographie et ta passion du regard.



Yannis : « Oui, je peins d’après photo mais ma photographie est un outil, pas une fin en soi. Il n’y a pas d’esthétique dans ma photographie. Je n’ai pas envie de séduire ni avec ma peinture, ni avec ma photographie. »



Tu collectionnes des appareils photo depuis quelque temps, dans quel but ?



Yannis : « Faire une collection d’appareils photo, c’est comme faire de la peinture, c’est une aventure et tu ne sais pas ce que tu vas trouver au bout. Et puis, c’est une monomanie d’immigré, de constituer un capital, pour assurer ses arrières...
Quant à ma passion du regard, oui j’adore « mater », épier, regarder, bien sûr ! Ici, c’est une souricière, il n’y a pas de vues, les miroirs sont là pour compliquer l’espace, pour le fragmenter et l’élargir à la fois. »



Comme les cubistes tu aimes la complexité ?



Yannis : « Peut-être... »



Les cadres que tu utilises ont déjà servi, tu les adaptes à tes peintures, du sur mesure ; tu aimes chiner, travailler dans une économie de moyens ... et la récupération ?



Yannis : « D’abord, j’aime bien que la peinture devienne une espèce d’objet. J’aime lui donner de l’épaisseur et je vois difficilement la peinture sans cadre. Quant à la récupération, dans les vide-greniers on récupère des objets qui sont en fin de vie, pour leur donner une nouvelle vie, c’est magnifique !
Je ramasse dans la rue.
Tout ce qui est offert par les citoyens, on le prend bénévolement, la récupération, c’est du service public (rires)............................................................................................................OFF